Se regarder

Je ne suis pas la seule…une des expériences les plus traumatisantes que j’ai vécue dernièrement fût une visite à l’épicerie. J’ai eu un choc en voyant un commis nettoyer frénétiquement les poignées de porte des congélateurs dès qu’un client venait d’y poser une main. C’était au début de tout ça, il y a trois ou quatre (ou cinq) semaines, il s’agit du moment précis où j’ai véritablement pris conscience de ce qui était en train de se passer.

Depuis, lorsque je dois faire des courses, je réalise que ce ne sont pas tant les nouvelles mesures – flèches au sol, 2 mètres, panneaux de plexi…- qui me choquent. C’est ce qu’on peut trouver dans les regards des gens. Et je ne blâme personne, je peux absolument comprendre un regard horrifié de voir passer un commis à moins de deux mètres. Avec le stress ambiant, les mauvaises nouvelles auxquelles on peut avoir accès à longueur de journée, je comprends absolument la panique de certains.

Mais comme il fait bon de croiser un regard lumineux, à l’occasion ! Des yeux souriants. Comme il est doux de vivre un échange entre inconnus. Je ne parle pas de séduction, mais de chaleur humaine, de bienveillance, d’une communion plutôt que d’une bataille de méfiance dans les allées.

Le printemps est habituellement une saison de renaissance dans notre belle province. Dès les premiers redoux, nous sommes tous excités de mettre le nez dehors, sortir les vélos, ranger les tuques, les mitaines et tout le reste, sortir les kits de printemps. Le premier 16 degrés ensoleillé un samedi midi est toujours extraordinaire à Montréal. Trottoirs bondés, parc remplis de sourires…des milliers de regards brillants entre inconnus s’échangent…on revit. On sort de nos cachettes, on sacre les manteaux de plumes dans le fond d’une caisse où il est inscrit « HIVER », pis on sort, souriants, légers, heureux.

Ce temps de l’année me manque. Ce prolongement d’hibernation forcé va à l’encontre de notre nature.

Alors je ne sais pas…lorsque nous avons la chance de croiser des regards, même à deux mètres de distance, on pourrait, peut-être, faire une pause de méfiance et se faire croire que les allées d’épicerie sont des allées de grands arbres centenaires dans un parc, prendre une grande inspiration et s’échanger un regard doux ?

Voeux pelletés

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Je pellette au bord du lac.

Je pellette en silence.

Je revois défiler 2017. Je pense à mes soeurs et mes frères de #metoo. À ceux qui les ont écrits, les petits mots, ou leur histoire au complet. Je pense aussi à ceux qui ont choisi de ne pas le faire. Pour ne pas avoir à se justifier. Pour échapper aux « Ouin mais si c’était vraiment arrivé tu l’aurais dit avant », « Ouin mais pourquoi attendre autant d’années d’abord ? » , « Si tu donnes pas de nom, comment veux-tu qu’on te croit ? » Pour éviter ça.

Je pense à tous ceux qui ont vécu un grand soulagement grâce à ce mouvement, une belle descente d’épaules, un soupir qui guérit, un peu.

Repenser à 2017 qui aura été l’année de la vérité.

La commission d’enquête sur les femmes autochtones assassinées et disparues, l’affaire W., l’affaire R., l’affaire S., même l’affaire du chef mytho en est une de vérité.

Je pellette en espérant.

Qu’il ne s’agisse pas d’une vague de marée qui s’abaisse en rapportant ses trésors avec elle. Qu’il s’agisse plutôt de la vague qui nous permette de nous lever sur nos planches pour surfer fièrement sur les eaux troubles du passé, en faisant des doigts d’honneur aux requins.

Je rêve au début de la nouvelle ère.

L’ère de la disparition des mains longues et des blagues louches de mononcles. L’ère des bons cœurs qui prennent la parole pour défendre ceux à qui on balance des remarques déplacées. L’ère où nous prenons tous la parole et posons des gestes pour anéantir le racisme, le sexisme, la xénophobie, l’homophobie, la connerie.

2017 a ouvert une porte, la lumière est entrée. Personne ne peut continuer de vivre comme avant. Il y aura toujours des meutes, des ignorants apeurés, mais eux, laissons les faire. À force d’être beaux et lumineux, on va les avoir un moment donné.

Foncer vers la lumière.

Faire fondre le cynisme.

Envoyer promener nos peurs.

Avancer. Le coeur ouvert.

Il y a tant à faire encore.

Je ne fais pas de carte du ciel, mais j’ai appris à lire dans les flocons.

2018 sera pas pire belle.

 

Le pouvoir de la caissière

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Crédit : Marie-Andrée Lemire

J’erre dans la fruiterie en remplissant mon petit panier. Je marche plutôt lentement, des pas longs et lourds. Des pas d’automne. La journée est grise, le changement de saison nous rentre dedans.

Je croise des regards et j’imagine une conversation télépathique entre les clients :

  • C’est sombre, han ?
  • Je sais..
  • Novembre…l’hiver…
  • Ouin mais c’est pas un peu exagéré, la guirlande de Noël dans la section des fruits ?
  • Ben oui…
  • Eille pis Trump…
  • Ouin…
  • Pfffff…
  • Mannnnn…
  • En tous cas, bonne chance.
  • Bonne chance tout le monde !

Je me joins aux gens qui font la queue pour payer. Je regarde du coin de l’œil le rayon des chocolats (la personne qui a eu l’idée de mettre les chocolats près des caisses est un(e) génie). Mon tour vient, je dépose mes trouvailles sur le comptoir. Je m’avance pour payer puis j’hésite, je me retourne et me laisse finalement tenter par les chocolats. Hum…fleur de sel ou poivre…ah, peut-être écorces d’agrumes… Puis là, je l’entends soupirer. L’employée à la caisse. Je m’empresse de prendre les deux tablettes de chocolat qui se trouvent devant moi et je les ajoute à ma commande.

« Je m’excuse, j’ai eu une envie de chocolat ! » que je lui dis, candide, avec un sourire de fille qui se dit qu’une autre fille va certainement comprendre.

Sans me regarder, elle me balance sèchement un « vingt-sept et quatre-vingt-quinze ». Un « vingt-sept et quatre-vingt-quinze » qui goûte la toast passée date. Avec du petit bleu dessus. Il est sec et frette, son « vingt-sept et quatre-vingt-quinze ».

Je lui offre un sourire sincère, parce que c’est pas vrai que je vais lui donner le droit d’assombrir encore plus cette fin de journée d’automne. Elle ignore mon sourire, évite mon regard et me tend la machine pour le paiement par carte.

« Je vais payer comptant ».

Elle soupire à nouveau. Son soupir me pousse, me bouscule, comme si on me tapait près des clavicules pour me provoquer en duel. J’inspire profondément et lui tends les billets. Elle me rend la monnaie en évitant tout contact avec moi. Elle est ailleurs, occupée à présenter son air bête au prochain client. J’essaie quand même de terminer cet échange sur une bonne note en lui lançant un « merci beaucoup » de la dernière chance, poli, zéro ironie. Pas de réponse. Elle demande au client qui suit si les patates douces sont à lui.

Je mets mes articles dans mon sac en me disant intérieurement «  c’est donc ben désagréable ce qui vient de se passer ».

Je fais quelques pas vers la sortie, puis je ne peux m’empêcher de rebrousser chemin. Je m’approche d’elle et lui lance :

« Excuse-moi, faut que je te parle. »

Elle roule les yeux au plafond. Je poursuis :

« Câline, te rends tu compte que c’est super plate ce qui vient de se passer entre nous deux ? Je comprends que t’as peut-être ton shift dans le corps ou t’as peut-être juste pas envie d’être ici, ou t’es peut-être lendemain de Trump comme tout l’monde…mais je pense que tu réalises pas le pouvoir que t’as entre les mains.

T’as un immense pouvoir ! Celui de transformer une journée ordinaire en super belle journée. Tsé, ta job te donne pas le choix d’entrer en contact avec d’autres humains, d’échanger de l’énergie avec eux, pis toi là, toi, t’as le pouvoir de mettre un peu de lumière ou un peu de gris foncé dans la vie du monde. 

Tsé, si tu m’avais dit « vingt-sept et quatre-vingt-quinze » avec un mini sourire ou juste en prenant la peine de me regarder, y’aurait pu se passer quelque chose de vraiment le fun entre nous deux. Pis là j’te parle pas d’aller prendre un verre, je suis pas en train de te séduire non plus, je parle juste d’un feeling de petit moment simple et agréable qui met un peu de lumière dans nos vies.

Ta job t’oblige à échanger avec les gens à longueur de journée. T’as pas envie de rendre ces échanges-là le fun ? C’est tellement moins forçant d’avoir le coeur ouvert. Pour vrai, c’est exigeant en maudit être plate, t’en rends-tu compte ?

J’veux dire…y’a assez de novembre qui nous rentre dedans, les Libéraux de Couillard pis Barrette qui détruisent toute, les Bombardier, Ravary pis Durocher qui écrivent de la marde à longueur de semaine, les climato-sceptiques, Trump, Trump, mannnn, j’veux dire…Y’a assez de trucs sombres dans la vie, si, en plus, les moments qu’on échange entre nous sont désagréables comme ce qu’on vient de vivre,  si toi tu peux pas t’empêcher d’être bête en me disant le prix de ma commande, on s’en va où ? 

En tous cas, c’est ça que j’voulais te dire. Chu pas fâchée, je veux pas t’emmerder…j’ai juste envie de te voir sourire. J’suis sûre que t’as un beau sourire.»

Je marche dehors avec mes sacs en me disant que c’est ça que j’aurais aimé lui dire.

 

 

 

La forêt des possibles

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©Lily Thibeault

Je me prépare à sortir du chalet, ambitieuse et déterminée, qualités indispensables pour s’aventurer dehors avec la puce pour la toute première fois. Je fais quelques pas à l’extérieur et sans perdre de temps, ma tête se met en marche. Je commence la liste, cette agaçante liste de tâches qui flotte toujours quelque part dans ma tête et me fait culpabiliser de ne pas réaliser autant de chose qu’il ne le faudrait (selon qui, je l’ignore, mais il faut donc que ça se fasse, au plus vite !).

Je marche et les pensées filent et défilent. Ne pas oublier d’annuler tel rendez-vous, répondre à tel message, écrire à eux, payer tel truc, rappeler le pédiatre, inscrire la grande à tel cours, terminer tel texte.  Je marche sans même me rendre compte de la direction que prennent mes jambes. Je me retrouve enfin au bout de la route où plusieurs options s’offrent à moi : un champ, une autre route et la forêt. Les arbres m’attirent.

Un joli petit sentier m’attend à l’orée du bois. Il me sourit, comme un ami les bras tendus. J’accepte l’invitation et entre dans cette douce forêt. Dès les premiers pas, mes épaules descendent. Les arbres me massent les trapèzes, me chuchotent à l’oreille de me calmer les nerfs.

Plus j’avance et plus je me sens légère. Le parfum de la terre mélangé à celui des conifères, cette odeur si fine, si particulière qu’aucun parfumeur – pas même Jean-Baptiste Grenouille – n’arriverait à reproduire, m’allège la tête. De petits nuages de pensées grises sortent de mes oreilles et disparaissent au loin. Je jette un coup d’œil au petit paquet endormi contre ma poitrine, je la regarde en m’interrogeant…l’odeur se rend-elle à elle ?

Je traverse une jolie forêt de pins, un tapis d’épines accueille confortablement chacun de mes pas. Ça me rappelle certains tapis des années ’80 mais en plus agréable car cette fois, je n’entends pas de console Nintendo pousser de petits sons aigus nous informant que quelqu’un vient de réussir le truc des cent vies. Ici, il n’y a que le doux son de la rivière qui coule.

Je marche comme une enfant de trois ans, incapable d’avancer en ligne droite. Mes yeux se promènent entre le sol, les troncs d’arbres géants, les champignons, les feuilles… Les feuilles aux coloris enflammés… Les érables remportent certainement la palme du rouge le plus vif. Si chaud…on pourrait y griller des guimauves.

Je marche en tournoyant, en m’arrêtant ici et là. Puis, soudain, je le vois. Ce soleil d’octobre parfait, plus doux que celui de juillet, qui scintille entre les arbres comme un joyau dans l’eau ruisselante. Cette lumière me fascine et capte toute mon attention. Elle fait fondre les inquiétudes citadines de j’ai tu changé le char de côté de rue, fait taire la petite voix de l’égo qui trouve donc que les choses vont pas assez vite à son goût, elle éloigne la culpabilité de ne pas être à jour dans les rapports de TPS/TVQ.

Tout ça est maintenant très loin, très anodin.

Soudainement rien n’est grave et tout se peut.

Les rayons du soleil servent d’étincelle pour rallumer certains rêves que le quotidien m’a fait perdre de vue. Je repense à tel projet que j’ai mis de côté. Je me dis que je dois absolument redonner vie à tel autre truc que j’ai envie de réaliser depuis un moment. Et si je faisais ça finalement ? Mais oui, tellement ! Tout est clair et simple.

Je poursuis mon chemin en me demandant sérieusement comment je fais pour vivre si loin de tout ça. Ces odeurs, ces couleurs…ces centaines d’arbres et leur silence apaisant et réconfortant.

C’est décidé, en rentrant à Montréal, je m’installerai un petit bout de forêt d’automne à côté de mon bureau. Ainsi, lorsque j’errerai entre mes douze onglets ouverts dans Google Chrome, la bouche ouverte comme un poisson rouge qui se demande s’il ne vient pas de reprendre le même chemin pour la vingtième fois aujourd’hui, je pourrai simplement me lever de mon bureau, faire quelques pas, et laisser les arbres me détendre les épaules. Laisser la lumière réorienter mon attention et me rappeler ce qui compte réellement.