
Crédit : Marie-Andrée Lemire
J’erre dans la fruiterie en remplissant mon petit panier. Je marche plutôt lentement, des pas longs et lourds. Des pas d’automne. La journée est grise, le changement de saison nous rentre dedans.
Je croise des regards et j’imagine une conversation télépathique entre les clients :
- C’est sombre, han ?
- Je sais..
- Novembre…l’hiver…
- Ouin mais c’est pas un peu exagéré, la guirlande de Noël dans la section des fruits ?
- Ben oui…
- Eille pis Trump…
- Ouin…
- Pfffff…
- Mannnnn…
- En tous cas, bonne chance.
- Bonne chance tout le monde !
Je me joins aux gens qui font la queue pour payer. Je regarde du coin de l’œil le rayon des chocolats (la personne qui a eu l’idée de mettre les chocolats près des caisses est un(e) génie). Mon tour vient, je dépose mes trouvailles sur le comptoir. Je m’avance pour payer puis j’hésite, je me retourne et me laisse finalement tenter par les chocolats. Hum…fleur de sel ou poivre…ah, peut-être écorces d’agrumes… Puis là, je l’entends soupirer. L’employée à la caisse. Je m’empresse de prendre les deux tablettes de chocolat qui se trouvent devant moi et je les ajoute à ma commande.
« Je m’excuse, j’ai eu une envie de chocolat ! » que je lui dis, candide, avec un sourire de fille qui se dit qu’une autre fille va certainement comprendre.
Sans me regarder, elle me balance sèchement un « vingt-sept et quatre-vingt-quinze ». Un « vingt-sept et quatre-vingt-quinze » qui goûte la toast passée date. Avec du petit bleu dessus. Il est sec et frette, son « vingt-sept et quatre-vingt-quinze ».
Je lui offre un sourire sincère, parce que c’est pas vrai que je vais lui donner le droit d’assombrir encore plus cette fin de journée d’automne. Elle ignore mon sourire, évite mon regard et me tend la machine pour le paiement par carte.
« Je vais payer comptant ».
Elle soupire à nouveau. Son soupir me pousse, me bouscule, comme si on me tapait près des clavicules pour me provoquer en duel. J’inspire profondément et lui tends les billets. Elle me rend la monnaie en évitant tout contact avec moi. Elle est ailleurs, occupée à présenter son air bête au prochain client. J’essaie quand même de terminer cet échange sur une bonne note en lui lançant un « merci beaucoup » de la dernière chance, poli, zéro ironie. Pas de réponse. Elle demande au client qui suit si les patates douces sont à lui.
Je mets mes articles dans mon sac en me disant intérieurement « c’est donc ben désagréable ce qui vient de se passer ».
Je fais quelques pas vers la sortie, puis je ne peux m’empêcher de rebrousser chemin. Je m’approche d’elle et lui lance :
« Excuse-moi, faut que je te parle. »
Elle roule les yeux au plafond. Je poursuis :
« Câline, te rends tu compte que c’est super plate ce qui vient de se passer entre nous deux ? Je comprends que t’as peut-être ton shift dans le corps ou t’as peut-être juste pas envie d’être ici, ou t’es peut-être lendemain de Trump comme tout l’monde…mais je pense que tu réalises pas le pouvoir que t’as entre les mains.
T’as un immense pouvoir ! Celui de transformer une journée ordinaire en super belle journée. Tsé, ta job te donne pas le choix d’entrer en contact avec d’autres humains, d’échanger de l’énergie avec eux, pis toi là, toi, t’as le pouvoir de mettre un peu de lumière ou un peu de gris foncé dans la vie du monde.
Tsé, si tu m’avais dit « vingt-sept et quatre-vingt-quinze » avec un mini sourire ou juste en prenant la peine de me regarder, y’aurait pu se passer quelque chose de vraiment le fun entre nous deux. Pis là j’te parle pas d’aller prendre un verre, je suis pas en train de te séduire non plus, je parle juste d’un feeling de petit moment simple et agréable qui met un peu de lumière dans nos vies.
Ta job t’oblige à échanger avec les gens à longueur de journée. T’as pas envie de rendre ces échanges-là le fun ? C’est tellement moins forçant d’avoir le coeur ouvert. Pour vrai, c’est exigeant en maudit être plate, t’en rends-tu compte ?
J’veux dire…y’a assez de novembre qui nous rentre dedans, les Libéraux de Couillard pis Barrette qui détruisent toute, les Bombardier, Ravary pis Durocher qui écrivent de la marde à longueur de semaine, les climato-sceptiques, Trump, Trump, mannnn, j’veux dire…Y’a assez de trucs sombres dans la vie, si, en plus, les moments qu’on échange entre nous sont désagréables comme ce qu’on vient de vivre, si toi tu peux pas t’empêcher d’être bête en me disant le prix de ma commande, on s’en va où ?
En tous cas, c’est ça que j’voulais te dire. Chu pas fâchée, je veux pas t’emmerder…j’ai juste envie de te voir sourire. J’suis sûre que t’as un beau sourire.»
Je marche dehors avec mes sacs en me disant que c’est ça que j’aurais aimé lui dire.